Philippe et Franck n’accueilleront plus leurs clients dans le magasin Presse La Fourche qu’ils avaient repris il y a trente-et-un ans. Victimes comme tant d’autres commerces du même type de la désaffection générale pour la presse et les journaux, ils ont fermé boutique le 15 avril dernier. C’est une maison qui a été fondée il y a quatre-vingt ans qui disparaît…
Le 1er juillet 1993, Franck Guérineau reprenait une Maison de la presse qu’il baptisait « Presse La Fourche », tout en haut de l’avenue de Saint-Ouen. Le choix du lieu ne doit rien au hasard : Franck habite alors le quartier depuis plus de dix ans. Aidé de Philippe Depraeter – « mon copropriétaire non exploitant », sourit-il – ils sont devenus des figures du quartier. La mort dans l’âme, Frank a dû fermer boutique le 15 avril dernier, victime comme tant d’autres de la désaffection pour la presse papier. Il revient sur les trente-et-un ans durant lesquels ils ont été plus que des commerçants : des piliers de ce quartier et des témoins de son évolution.
Quel est votre parcours et quelles sont les raisons qui vous ont conduit à reprendre une Maison de la presse ?
Franck. Je suis arrivé à Paris, vers la rue de Saussure en 1985 avec mon diplôme d’imprimeur typographe et une expérience de trois ans dans la gravure comme graveur typographe. Il n’y avait pas de travail pour moi dans le métier pour lequel j’avais été formé. J’ai donc commencé par de petits boulots – il fallait bien payer mon loyer et me nourrir – avant d’avoir l’opportunité de rejoindre le Cercle de jeux de la rue de Clichy, au 84 rue de Clichy. C’est là que j’ai rencontré Philippe. J’y ai exercé les fonctions de marqueur, puis de caissier, de croupier et enfin de chef de partie. A un moment, j’ai eu envie d’être mon propre patron. C’est un ami marchand de journaux qui m’a décidé à me lancer.
Philippe. Je suis un homme du Nord – je suis né à Lille – avec des origines flamandes (mon nom était Van Depraeter…). J’ai fait l’essentiel de ma carrière dans le Cercle de Clichy et j’en suis devenu le directeur en 1987. Quand Frank est parti reprendre Presse La Fourche, je lui ai proposé de l’accompagner comme « copropriétaire non exploitant ». J’ai mené en parallèle ces deux fonctions jusqu’à mon départ du Cercle. J’adore le contact avec la clientèle et j’aimais beaucoup passer du temps dans le magasin.
Pouvez-vous nous dire en quoi consiste le métier ?
Franck. Consiste ou consistait ? Car il a beaucoup changé. A l’origine, il n’y avait guère d’informatique et tout se faisait avec des listings papier. Il y a beaucoup de manutention. Tous les jours recevoir ses paquets de journaux, les mettre en rayon, les mettre en réserve, renvoyer les invendus, vérifier les commandes et les départs. Cela demande d’être au magasin très tôt et de n’en sortir que très tard… Vivre dans ce quartier, à proximité était un atout. Nous vendions également un peu de papeterie et nous avions installé une photocopieuse. La rentrée scolaire était à cet égard une période forte. Etait car les choses sont très différentes aujourd’hui.
Philippe. Ce que décrit Frank est la partie émergée de l’iceberg. Il ne parle pas de l’essentiel : le contact quotidien avec les clients, dont une partie sont devenus des amis. Des discussions autour de la photocopieuse, des conseils pour déclarer ses revenus. Avec l’informatique, qui est le cauchemar des personnes d’un certain âge, c’est devenu encore plus important.
En quoi le métier a-t-il changé ?
Franck. On n’imagine pas aujourd’hui combien le quartier comptait de Maisons de la presse. Je dirais qu’elles étaient une petite dizaine dans un rayon de 500 mètres. Sans compter les kiosques. Il y en avait une rue Hegésippe Moreau, au 73 avenue de Clichy, il y en avait deux rue Legendre, une rue Dautancout, une autre rue Brochant, rue de la Condamine aussi. Elles ont toutes disparu, selon moi d’abord à cause des chaînes d’information en continu puis de la généralisation des smartphones. Le pic de ventes que nous constations avec les grands événements, c’était fini. Les gens avaient d’autres canaux d’information.
Il y a eu ensuite tous les efforts que l’on nous a imposés pour nous informatiser. Les terminaux de paiement, les abonnements Internet, le reporting quotidien sensé nous faciliter la vie et réduire le taux d’invendus – qui n’a jamais vraiment fonctionné…
Philippe. Sans compter le renchérissement du prix des journaux qui pesait de plus en plus sur le budget de clients qui progressivement partaient à la retraite et qui voyaient leurs revenus divisés par deux. Beaucoup de nos clients – et c’est encore plus vrai depuis le Covid – partaient de plus en plus souvent dans leur résidence secondaire et c’était autant d’acheteurs quotidiens en moins.
Comment avez-vous vu le quartier évoluer ?
Philippe. Il serait difficile de lister tous les points de vente qui ont changé d’affectation ou qui ont disparu. Même vu de notre implantation en haut de l’avenue de Saint-Ouen qui a toujours été moins commerçante que plus bas vers le marché. Des boulangeries qui ont fermé, de la généralisation des reprises de magasins par des non-Européens, des cinémas remplacés par des grandes surfaces, etc. Mais l’essentiel de notre clientèle est malgré tout restée la même. Avec chaque année une année en plus…
Il y a eu ensuite les modifications de la circulation, le passage de l’avenue en sens unique et la création des pistes cyclables ce qui n’a rien arrangé en termes de fréquentation.
Le magasin à quelques jours de sa fermeture le 15 avril 2024. 31 m2 et trente-et-un ans de souvenirs !
Avez-vous une anecdote à nous raconter ?
Franck. En fin d’après-midi, ça faisait un peu salon dans le petit espace de la boutique, avec nombre de dames pas très jeunes, souvent pétulantes, toujours attachantes, commentant l’actualité.
Plus triste, je me souviens d’un client qui voulait acheter son journal et le payer le lendemain car il avait juste de quoi s’acheter son paquet de cigarettes qu’il n’aurait pas obtenu à crédit…
Comment avez-vous été conduits à fermer la boutique ?
Franck. Avec la baisse des ventes et la hausse des charges, il ne m’était plus possible de me payer et je ne parle même pas d’un salaire décent. Alors que le marché s’était rétréci, la concurrence des kiosques, qui sont largement subventionnés, était pesante. Les kiosquiers qui étaient des collègues quand ça allait bien sont devenus des concurrents depuis que ça va moins bien…
La décision de fermer a été d’autant plus douloureuse qu’avec la réforme Macron sur les retraites, il me reste encore au moins un an à cotiser. Mon grand regret est de n’avoir pas pu avertir nos clients. En effet, nous avons été obligés de fermer du jour au lendemain (fermeture administrative) après la chute d’un bloc de pierre du balcon du cinquième étage sur le trottoir qui a nécessité la sécurisation du site.
Quels sont vos projets ?
Franck. A 60 ans, je dois retrouver un emploi. Dans un métier en contact avec la clientèle de préférence. Je m’en suis ouvert à notre maire Geoffroy Boulard. J’espère que son aide sera efficace. Et j’aimerais rester dans le secteur car nous allons continuer à habiter le quartier.
Propos recueillis par Philippe Limousin et Ignace Manca