Jardin des Deux-Nèthes : faut-il effacer l’abbé Pierre ?

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Dans la foulée des révélations sur les dizaines d’agressions sexuelles perpétrées par l’abbé Pierre, des voix s’élèvent pour « effacer » son image de l’espace public. Dans notre quartier, faut-il supprimer la fresque que le « street-artist » JonOne a réalisée dans le jardin des Deux-Nèthes et qui a été inaugurée en janvier 2011 ? Au-delà des problèmes posés par la propriété artistique, faut-il passer à la trappe l’action sociale de l’abbé Pierre ? Nombre de communes sont confrontées à ce problème qu’un hebdomadaire a mis récemment en Une sous le titre : « Les causes ont-elles besoin d’icones ? »

 

Beaucoup de résidents de notre quartier connaissent la fresque murale dédiée à l’abbé Pierre, réalisée en 2011 au fond du Jardin des Deux-Nèthes sur le mur pignon d’un immeuble voisin. Elle avait été commandée pour le quatrième anniversaire de la mort de l‘abbé au « street-artist » JonOne et été inaugurée dans la nuit du 21 au 22 janvier 2011.

A cette occasion, Bertrand Delanoë maire de Paris, déclara : « Je souhaite que ce ne soit pas à titre éphémère que l’abbé Pierre s’installe ici mais à titre définitif ». Prémonition ?

Nous avons des raisons de penser qu’à la mairie du XVIIIe, « interpelée par quelques personnes », on s’interroge : que faire de cette fresque devenue aux yeux de certains bien gênante ? C’est pourquoi sans doute, début septembre, un adjoint au maire du XVIIIe a interrogé notre association. Déclic 17/18 serait un peu la mémoire du quartier, que savons-nous de l’histoire de cette fresque ?

Forts de cette reconnaissance, nous portons à la connaissance de nos lecteurs des faits relatifs à cette fresque, puis quelques réflexions à propos de l’abbé Pierre et de son image.

On sait que si les faits sont têtus, les réflexions peuvent être sujettes à discussion.

 

JonOne, artiste grapheur new yorkais et voisin du jardin, réalise la fresque

Qui de la mairie de Paris ou de la mairie d’arrondissement a été à l’initiative de cette fresque ? On ne le saura sans doute pas, maintenant moins que jamais. Pourquoi, pour cette fresque, avoir choisi le Jardin des Deux-Nèthes au 22 avenue de Clichy, un tiers d’hectare ouvert au public dans sa totalité en 2005 après trois années de travaux sur un terrain qui, pendant des décennies, fut un champ de ruines et de gravats ? Le fond du jardin est adossé aux murs pignons aveugles d’immeubles de la rue Cavallotti et au fond de la copropriété du 15 rue Capron : c’est sur ce mur que fut réalisée la fresque, vraisemblablement avec l’accord de la copropriété, après un rapide ravalement de ce mur.

Pour la petite histoire, c’est dans la cour du fond du 15 rue Capron, on l’aperçoit au bout de l’impasse de la Défense, que furent tournées par Jacques Ertaud en 1996 des scènes de la série Les allumettes suédoises adaptée de la saga de Robert Sabatier : l’abbé Pierre adossé au monde de Sabatier…

Deux éléments ont pu jouer. L’artiste grapheur JonOne, new yorkais d’origine dominicaine, né en 1963 John Andreu Perella qui aurait été proche de Jean-Michel Basquiat, s’est installé en France en 1987. Il fut des artistes qui ont travaillé dans les locaux de l’hôpital Bretonneau, de 1990 à 1997, renommé pour l’occasion l’Hôpital éphémère, après signature d’un contrat d’occupation précaire avec l’APHP.

Donc JonOne avait travaillé à proximité du Jardin des Deux-Nèthes. Ceci explique peut-être qu’on ait songé à lui pour cette fresque. Jusqu’à l’expression « éphémère », clin d’œil sans doute de Bertrand Delanoë le jour de l’inauguration.

 

La fresque : une mise en scène graphique de l’appel de 1954

Un commentateur précise : « Les traits du peintre surgissent des mots, mise en scène graphique de l’appel de 1954 ». On ignore si les coulures qui n’aident pas à déchiffrer ces caractères sont volontaires ou accidentelles…  Quels sont ces mots supposés paraître ? Rappelons ici l’essentiel du message de l’abbé Pierre prononcé sur Radio Luxembourg : « Mes amis, au secours… Une jeune femme vient de mourir gelée à 3 heures du matin sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… Il faut que ce soir même dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte des lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on puisse lire sous ce titre Centre fraternel de dépannage ces simples mots : toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime. »

Ajoutons  qu’en 2012, JonOne a réalisé une autre fresque en hommage à l’abbé Pierre dans un restaurant social de Metz. Hommage aux pauvres.

 

 

Et l’argent dans tout ça ?

Récemment, le site France Estimations notait : « Les peintures de JonOne ont une cote et des estimations comprises entre 3 000 et 6 000 euros globalement selon la taille du tableau. Les peintures les plus monumentales sont généralement estimées par les experts au-delà de 20 000 €. » Art Price, qui fait autorité sur le marché de l’art, estimait récemment que des peintures de JonOne qui se vendaient 30 000 $ en 2007 atteignent les 100 000 $ en 2018. Là, on parle en dollars…

Une dernière pour la route, il s’agit d’une Rolls-Royce Corniche de 1984 offerte par Eric Cantona, peinte-taguée par JonOne « dans son style inimitable » vendue en 2013 par Artcurial pour 128 500 €. C’était au bénéfice de la Fondation abbé Pierre et c’est Télérama qui nous l’apprenait alors.

Pourquoi ces remarques ? Récemment, une peinture de Jean-Michel Basquiat, dont on nous dit qu’il fut proche de notre fresquiste, s’est vendue 46 000 000 $.

Et puis, il s’agit là de peintures et on ne revend pas une fresque, surtout si, comme celle du jardin des Deux-Nèthes, elle s’écaille çà et là. On allait dire comme on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers…  Encore que, depuis le 21 janvier 2015, une œuvre de JonOne « variation worldstyle du tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple » accueille les députés à l’Assemblée nationale. On ignore quel en fut le prix et même s’il y eut un prix. JonOne fut décoré de la légion d’honneur dans la promotion du 1er janvier 2015.

Alors, effacer l’abbé Pierre au jardin des Deux-Nèthes sans attendre que le réchauffement climatique et les frimas s’en chargent ? Ce serait farce que la cote du peintre (qui a sans doute aussi un droit de propriété intellectuelle sur son œuvre) sauve de la destruction celui qu’on présenta comme l’apôtre des pauvres !

Nous avons retrouvé une délibération du Conseil de Paris 2013 DLH 52 réuni les 25 et 26 mars 2013, rapporteur Jean-Yves Mano au nom de le 8e commission : « Monsieur le maire de Paris est autorisé à signer le contrat relatif aux modalités de conservation et de cession des droits de reproduction et de représentation…» concernant la fresque de l’abbé Pierre réalisée par JonOne dans le square des Deux-Nèthes XVIIIe. Ce contrat, il ne devrait pas être trop difficile aux élus de le retrouver.

 

Abus de position dominante

Qui, en 2011, était au courant des frasques - le mot peut paraitre faible - de l’abbé Pierre, à part l’Eglise de France, des responsables des communautés Emmaüs et sans doute le Vatican ? Vraisemblablement pas les élus qui, dans de nombreuses communes, on cite le chiffre de 150, ont donné le nom de l’abbé à des rues, des écoles et représenté son image. On ne leur jettera pas la pierre. 

Diane Pilotaz, secrétaire du Conseil de la communication de la conférence des évêques de France déclarait récemment : « Il me semble que, pour la première fois, nous sommes face à quelqu’un qui appartenait à tous les milieux à la fois, l’Eglise, le milieu associatif, la politique, le star system ».

Alain Duhamel, universitaire et fin analyste politique, confie : « Voilà soixante ans que je rencontre des célébrités ; de toutes celles que j’ai rencontrées, l’abbé Pierre est celle qui définitivement m’a le plus impressionné ».

On imagine alors la fascination que l’abbé a pu exercer sur des personnes simples qui l’avaient approché. Ceci explique bien des choses mais n’excuse rien, les aggrave sans doute : abus de position dominante. 

L’abbé Pierre, un roi de la com… Bien aidé il est vrai. Qui se souvient que, deux ans avant son Appel sur Radio Luxembourg, il avait été le héros de l’émission vedette de la chaîne, Quitte ou double, présentée par Zappy Max : répondre à des questions de plus en plus difficiles pour gagner de l’argent ? On dit que le candidat connaissait les réponses et que l’auditoire, très chic, avait été fait sur mesure. D’ailleurs, une collecte permit de doubler illico la somme rondelette gagnée par l’abbé. C’était pour une bonne cause. Il s’agissait surtout de lancer le personnage abbé Pierre, là aussi pour une bonne cause.

 

Personnalité préférée des Français

Comment mettre en cause un homme qui, pendant seize ans était désigné comme la personnalité préférée des Français, alors que même JJ Goldman n’a tenu que quatorze ans, éclipsé pendant un an par Omar Sy ? Star system…

Quand la fresque fut installée au jardin des Deux-Nèthes, elle ne suscita pas l’unanimité. A cause peut-être du graphisme (mais depuis on a vu tellement pire à Paris…) mais aussi du personnage ainsi porté au pinacle.

Certes, Henri Grouès, le nom de celui qui se fit appeler l’abbé Pierre, ordonné prêtre à 25 ans, recueille des enfants juifs dont les parents ont été raflés, fait passer en Suisse des résistants (participant personnellement au passage de Jacques De Gaulle, grand invalide, à travers les barbelés), aide des réfractaires au STO, participe au maquis du Vercors. Ayant rejoint Charles De Gaulle à Alger, il servira comme aumônier de la marine sur le Jean Bart des Forces Françaises Libres. Entre 1945 et 1951, il sera élu et réélu député. Pour cette période, il est de pires parcours.

Certes, son engagement « pour les pauvres » fut certainement « globalement positif ». Mais, dès 1957, Roland Barthes dans ses Mythologies, après avoir décrypté l’apparence que s’était donnée l’abbé : la canadienne du prêtre ouvrier, la canne du pèlerin, s’interrogeait : « J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

L’historien et théologien André Paul notait récemment : « L’abbé Pierre était résistant dans le maquis, il a été député. Autant de milieux où les scandales étaient monnaie courante dans les années 1940 - 1950 (…) Même si le fait qu’il soit prêtre, donc censé représenter une certaine éthique morale, a certainement renforcé l’inertie. A cette époque, un prêtre n’allait pas en prison, c’était impensable, encore moins pour ce type d’affaires. »

 A titre provisoire, et s’il faut instruire à charge et à décharge, citons François Morel, un homme de qualité, le 13 septembre sur France Inter : « La Fondation abbé Pierre et son combat pour les sans logis, c’est une juste cause mais cet homme de bien, ce saint homme est aussi un sale type, héros de la guerre et obsédé sexuel, résistant et incapable de résister à ses pulsions », concluant : « Méfions-nous des biopics, méfions-nous des hagiographie méfions nous  des personnalités préférées de Français dans le JDD. »

 

Faut-il pour autant effacer l’abbé Pierre ?

Parlons globish et cancel culture qu’on traduira par effacer, déboulonner, encourager la censure et la dénonciation. Quelques réactions.

• Lyon est connue depuis 1987 pour ses fresques décorant des murs aveugles, présentant l’histoire de la cité en honorant ses célébrités ; un site touristique en a dressé le Top 12. La plus célèbre est la fresque des Lyonnais réalisée en 1995 : une façade de 800 m2 pour présenter 25 personnages historiques, de l’empereur Claude à Edouard Herriot. Devant le porche peint, des Lyonnais contemporains, de Bernard Pivot à Bertrand Tavernier et l’abbé Pierre. Fin septembre, l’abbé Pierre a été « cancellé » : bandeau de peinture rouge sur le visage, VIOLEUR tagué en noir. Curieusement, les effaceurs n’ont pas repéré les frères Lumière. On ne sait s’ils avaient eu des comportements inappropriés mais, laudateurs de Mussolini puis de Pétain, ils n’avaient pas été vraiment résistants. Il est vrai que, installés derrière leur balcon peint du premier étage, l’opération annulation était plus risquée.

Un communiqué courageux : « La Ville comprend l’impatience générée par les révélations concernant l’abbé Pierre mais regrette la dégradation de la fresque. »

A Esteville, bourgade normande où est enterré l’abbé Pierre, accueillant une communauté Emmaüs depuis 1964, la plaque sur sa tombe « Il a essayé de survivre » a été retirée : on craint le vandalisme. Le maire, très ferme, envisage de faire disparaître la fresque monumentale réalisée en 2021 par Ernesto Novo. Mais on débat dans le village : « Il ne faut pas effacer la vie de l’abbé Pierre (…) Il a fait des trucs bien ; pour les pauvres, heureusement qu’il était là (…) Que la vérité sorte, très bien mais retirer son nom sur l’école cela ne réparera pas la douleur des femmes. »

 

T’as voulu voir Vesoul et t’as revu l’abbé

L’hebdomadaire régional La Presse de Vesoul titrait le 13 septembre « Pas touche à la fresque ». Une fresque toute récente, elle a été réalisée en juin, représente l’abbé Pierre et Lucie Coutaz sa secrétaire. Karim Delimi, responsable de la Communauté raconte : « Quand nous avons appris cette affaire, nous avons réuni les 26 compagnons. Pour eux, l’abbé Pierre c’est la communauté et vice versa, les deux sont indissociables (…) Ils ont dit : on ne touche à rien. On ne met plus son portrait sur les affiches, c’est tout. Les dons se poursuivent et nos journées de vente sont toujours aussi intenses. »

Ces dernières années, on a vu à Paris de grands élus, pourtant encore très verts, disparaître du paysage politique, « effacés »  par leurs propres amis politiques. Oublié, balayé, je me fous du passé…

Philippe Limousin

Date de publication : 
4 décembre 2024